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Ahmed, bien décidé à venger son meilleur ami, finira par s’adoucir au contact de l’assassin de celui-ci, malgré le conflit opposant leurs deux pays. Photogramme ace-entertainment.com.

Mandarines (Mandariinid), de Zaza Urushadze (Géorgie, 2013). Avec Lembit Ulfsak, Elmo Nüganen, Giorgi Nakashidze, Mikheil « Misha » Meskhi.

Par David Marquet

Résumer la guerre ? Deux hommes qui se détestent dans une maison pourrait être la réponse de Mandarines. Ce film de 2013, sortant sur nos écrans aujourd’hui, raconte un huis clos universel. Le conflit entre Russes Tchétchènes et Géorgiens, comme le résume Le Monde diplomatique, faisait rage en 1992, et sert de toile de fond à l’histoire. Mais on l’oublie très vite pour se concentrer sur le dénominateur commun de la guerre.

Deux soldats, blessés, se voient forcés à une convalescence sous le toit d’Ivo (Lembit Ulfsak), un vieux menuisier estonien. Il les soigne et les nourrit, totalement indifférent à ce conflit qui lui est étranger, dans tous les sens du terme. Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, lui n’a pas fui l’Abkhazie pour retourner au pays. Ivo continue sa vie comme si de rien n’était, comme si la guerre n’était pas une raison suffisante pour changer ses  habitudes. Son voisin et ami, Margus, est encore plus absent au conflit. Sa seule préoccupation, c’est sa récolte de mandarines, qui va pourrir si il ne trouve pas d’acheteur. C’est cette sous-intrigue ubuesque qui donne son titre au film, montrant que quelque soient les circonstances, la vie doit continuer.

En  échange de sa générosité, Ivo n’exige qu’une chose de ses hôtes : qu’ils ne s’entre-tuent pas sous son toit. S’ils finissent par accepter, le Géorgien Ahmed (Giorgi Nakashidze) et le Tchétchène Nikoi (Mikheil « Misha » Meskhi) ne cachent pas leur aversion mutuelle. Employant tous les clichés xénophobes à leur disposition – où l’on sent l’influence d’une propagande militaire – Ahmed et Nikoi, se provoquent sans cesse, avec la même mauvaise foi. Mais Ivo veille au grain, et réussit toujours à apaiser la tension entre eux.

 

Ivo fera tout pour éviter aux deux soldats de se tuer… ou de se faire tuer. Photogramme ace-entertainment.com.

 

Petit à petit, l’un et l’autre se découvrent, car comme le dit l’auteur-réalisateur géorgien Zaza Urushadze, « quand on ne sait ni le nom, ni le visage de l’ennemi, il est plus facile de le combattre. Lorsqu’on commence à le connaître en revanche, qu’il devient humain, tout se complique ». Et l’air de rien, même s’il ne le dit jamais explicitement, c’est bien le but d’Ivo : faire comprendre à ces deux « ennemis jurés » qu’ils ont plus de points en commun qu’ils ne le pensent, et donc aucune raison objective de tuer l’autre.

Cette stratégie fonctionne, au-delà même de ses espérances. Les deux soldats finissent même par rire ensemble au cours d’un barbecue organisé dans le jardin, donc hors de la maison, où ils avaient pourtant juré d’en finir. Mieux : ils se couvriront l’un l’autre quand leurs factions respectives frapperont à la porte d’Ivo, à la recherche d’ennemis cachés. Et s’ils agissent ainsi pour éviter à leur bienfaiteur de se faire fusiller pour traîtrise, une certaine sympathie naît néanmoins entre les deux hommes, qui les verra même se protéger mutuellement.

La plus grande force du film, à partir de ce sujet grave, est d’utiliser l’humour pour désamorcer à la fois l’âpreté du propos et l’absurdité de la guerre, ce « massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas », disait Paul Valéry. On rit donc beaucoup devant le ridicule de ces hommes qui veulent se tuer simplement parce qu’ils en ont reçu l’ordre. Ainsi Ahmed, à peine remis, rampe jusqu’à la chambre de Nikoi, un couteau de cuisine à la main, alors qu’il a à peine la force de le tenir. De son côté, avec autorité mais bienveillance, le vieux menuisier les remet à leur place, les menaçant de les tuer lui-même tous les deux s’ils ne se calment pas…

 

Margus, indifférent à la guerre, n'a qu'un souci : trouver un acheteur pour sa récolte de mandarines.
Margus, indifférent à la guerre, n’a qu’un souci : trouver un acheteur pour sa récolte de mandarines. Photogramme ace-entertainment.com.

 

Filmée avec une grande économie de moyens, très souvent en plan fixe, l’œuvre dépeint montre un univers exclusivement masculin, la guerre étant avant tout (et soit dit sans sexisme aucun) l’apanage des hommes. La seule figure féminine étant la photo de la fille d’Ivo, qui fait fantasmer Nikoi autant qu’Ahmed, et sera d’ailleurs un des facteurs de leur rapprochement. Les acteurs sont tous excellents, et les personnages, de monolithiques, dévoilent peu à peu leurs nuances et leur complexité. Les décors, peu nombreux, exaltent la beauté sereine de la campagne abkhaze, contrastant avec les tragiques événements qui s’y déroulent.

Même si la morale du film peut paraître naïve, un peu d’idéalisme réfléchi ne peut pas faire de mal dans un contexte mondial où l’on exacerbe les oppositions entre les peuples et les cultures, au lieu de souligner l’humanité qui les réunit. À voir d’urgence, donc.