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Paris, le 9 mars, place de la République, la gauche est dans la rue. C’est le départ de la toute première manifestation contre la loi travail. Beaucoup d’autres suivront. Photo:DSJC.

Par David Marquet

Entre la loi travail adoptée en première lecture jeudi12 mai et les casseurs qui brûlent une voiture de police mercredi 18, les gens de gauche se sentent trahis, et ils ont bien raison. Alors ils dépriment à la perspective de 2017, et ils ont bien tort.

La gauche n’est pas dans le PS, qui n’a plus de « socialiste » qu’une initiale, malgré toutes ses déclarations pour assurer le contraire. On a pu les confondre un beau soir pluvieux de mai 1981 place de la Bastille où une foule hilare réclamait à Mitterrand du soleil. Les quatorze années suivantes ont subi quelques intempéries. Sous Hollande c’est carrément la tempête. La gauche n’est pas non plus dans ces casseurs, qui ne servent aucune cause juste en s’attaquant aux forces de l’ordre. Dénoncer des violences policières sur des manifestants par des violences manifestes sur les policiers, c’est céder à la tentation du « œil pour œil, dent pour dent » – une maxime de droite, au passage – pour mettre le feu aux poudres d’une démocratie qui sent déjà beaucoup trop le roussi. Mais pas de panique. La gauche existait avant tous ces imbéciles, et elle leur survivra.

Pendant ce temps, que fait le droitiste ? (On dit bien gauchiste, chacun son tour). Il jubile. Ça lui permet de mettre tout le monde dans le même sac : gouvernement, manifestants, syndicats, étudiants… et casseurs, donc. Avec un art consommé de la mauvaise foi, il explique ensuite que ce genre de choses ne se passe que sous les gouvernements autoproclamés de gauche – oubliant au passage un certain mois de mai 1968. Mais si ces jeunes encagoulés sont de gauche, alors Georges Marchais était gaulliste. Car ces dangereux écervelés discréditent des décennies de luttes sociales sans lesquelles nous n’aurions ni les congés payés, ni l’abolition de la peine de mort, ni le mariage homosexuel. C’est ce qui fait la différence entre la droite et la gauche – car il y en a bien une, il n’y a que le droitiste pour prétendre le contraire : la notion de progrès partagé par tous.

La différence entre la droite et la gauche, c’est la notion de progrès partagé par tous

Le droitiste, lui, n’en a que faire. Il pense que le monde est injuste, que c’est bien malheureux, mais qu’on n’y peut rien. Alors autant préserver l’ordre établi, et garder à l’abri du besoin ceux qui le sont déjà. Le droitiste n’aime pas se compliquer la vie. Chacun pour soi et Dieu pour tous, et s’ils n’en veulent pas, tant pis pour eux. Les gens de gauche, eux, savent aussi que le monde est injuste – ils ne sont pas si naïfs qu’on voudrait le faire croire – mais ne sont pas d’accord. Ils aspirent à une société plus équilibrée, plus harmonieuse, qui passe nécessairement par un bouleversement de cet ordre établi, pour mener à une répartition équitable et pérenne des richesses, des ressources et des savoirs. C’est très joli sur le papier ; c’est une autre paire de manches à mettre en œuvre. Mais c’est plus fort qu’eux : les gens de gauche désirent sans cesse s’approcher au plus près de cet idéal tout en ayant conscience qu’ils ne pourront jamais l’atteindre. Bref, c’est compliqué. Le droitiste les regarde s’empêtrer dans leurs contradictions, il trouve que ce sont de doux rêveurs. Et il sourit, amusé.

Car pour lui, tout est simple. Le droitiste a tout compris, lui. Il a la solution, peu importe le sujet. Par exemple, le chômage et la croissance. Voilà comment il faut faire selon lui : d’abord on abroge les trente-cinq heures, et on repousse l’âge de départ en retraite le plus tard possible, pour permettre aux Français de travailler plus et plus longtemps. Ensuite, on baisse les charges des entreprises afin qu’elles puissent embaucher avec de meilleurs salaires. Donc il faut privatiser les services publics et réduire au maximum le nombre de fonctionnaires (qui de toute façon sont des fainéants toujours en vacances ou en grève), pour baisser les impôts sur le revenu et permettre aux ménages de conserver leur capital.

Pour que le montant des retraites s’élève autant que les salaires, il faut que tout le monde cotise au régime général, et donc il faut abolir le régime des intermittents du spectacle (qui de toute façon sont des fainéants toujours en vacances), seul responsable du déficit de l’assurance-chômage. Et pour inciter les chômeurs (qui de toute façon sont des fainéants tout court) à trouver du travail au lieu de vivre de leurs allocations, il faut supprimer les aides de l’État, qui du coup dépense moins.

Ainsi, on libère la compétitivité des entreprises qui peuvent conquérir de nouveaux marchés internationaux, les dépenses et les investissements des ménages augmentent, la France résorbe sa dette et peut imposer sa puissance renouvelée à l’échelle européenne et mondiale. Le chômage est éradiqué et la croissance repart, et tout le monde est content, CQFD. Bien qu’il détienne cette vérité, mieux, qu’il soit ancré dans la réalité, le droitiste n’est pas plus fier pour autant. Ravi de leur ouvrir les yeux, Il déclare tout cela modestement aux gens de gauche, en détachant bien tous les mots pour qu’ils comprennent bien tout. Il pose sur eux le regard bienveillant du père qui explique à ses enfants que l’eau ça mouille et que le feu ça brûle, et que c’est comme ça et pas autrement.

Le droitiste regarde les gens de gauche comme un père bienveillant

Les gens de gauche écoutent attentivement, car si le droitiste aime bien parler, eux préfèrent écouter. Mais ils ne sont pas d’accord. Les gens de gauche ne sont jamais d’accord, d’ailleurs, c’est un peu à ça qu’on les reconnaît. D’autre part, ils ont autant peur de se tromper que le droitiste est certain d’avoir raison, c’est une autre de leurs caractéristiques : ils détestent dire des bêtises. Alors ils se renseignent. Et ils rétorquent au droitiste que c’est un problème bien plus complexe.

Que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) de 20 milliards alloué aux entreprises par le gouvernement de François Hollande n’a servi qu’à conserver des emplois, alors que les trente-cinq heures en ont créé, comme le détaille Le Monde ici et . Que pour avoir des services publics accessibles à tous, les impôts sont nécessaires, et que les fonctionnaires (qui sont loin d’être des fainéants), ont une sécurité d’emploi que les salariés du privé n’ont pas, et qu’ils seraient plus efficaces et moins souvent en grève s’ils avaient plus d’effectifs et de moyens. (Et qu’un pays comme la Suède, qui prélève près de 90 % des salaires voit ses habitants ravis et même prêts à payer plus, car leurs services publics sont irréprochables).

Que le système de répartition des cotisations retraite est basé sur une idée des plus justes, puisque leur montant est proportionnel aux revenus de chacun. Que les artistes et techniciens du spectacle ont un statut légitimé par la précarité de leurs métiers, sans lesquels on ne pourrait pas jouir d’une culture aussi vaste, riche et diversifiée.

Les intermittents du spectacle ont un statut légitimé par leur précarité

Que les chômeurs ne demandent qu’une chose : trouver un travail qu’ils savent et aiment faire, et malheureusement ne trouvent que des offres (quand ils en trouvent) qui demandent deux à cinq ans d’expérience minimum, ou qui exigent des compétences tellement spécifiques qu’elles ne peuvent trouver preneur à cause du manque de formations, ou qui englobent deux ou trois métiers dans un seul poste pour réduire la masse salariale, et qu’ils n’en connaissent qu’un. Qu’il est donc indispensable de les aider, car il faut bien, en attendant qu’ils puissent se le payer par eux-mêmes, qu’ils aient de quoi se loger, se nourrir et se soigner.

Que la réduction du temps de travail et la retraite à 60 ans améliorent la qualité de la vie et permettent de passer du temps à bouquiner, à écrire, à aller au ciné, au théâtre ou dans les musées, à boire des coups entre amis, à faire l’amour, ou simplement à ne rien faire, parce que le travail c’est chouette, mais il n’y a pas que ça dans la vie.

Et qu’on aura beau assouplir les charges du secteur privé, les entreprises préféreront toujours baisser les salaires et continueront à délocaliser parce que la main-d’œuvre coûte moins cher ailleurs et qu’on y échappe encore mieux aux impôts, comme toutes celles qui s’exilent dans les paradis fiscaux par le biais de sociétés fictives. Enfin, que leurs actionnaires chercheront toujours à gagner plus de dividendes, puisque la plus-value consiste à vendre un produit où un service plus cher que ce qu’il coûte pour en tirer du profit, et que c’est un peu le principe de base du capitalisme, ce que le droitiste, étonnamment, semble avoir oublié. Donc, que tout ça ne marche pas. Qu’il faut trouver autre chose, inventer d’autres moyens.

Le problème, c’est que les gens de gauche ne sont pas d’accord entre eux sur les mesures à prendre pour y arriver. Alors ils s’engueulent. Et comme ils veulent que chacun ait son mot à dire, comme toutes les idées sont bonnes à étudier, ils ont souvent bien du mal à trouver ces fameux moyens. Ils cherchent. Ils tentent des trucs. Ils se plantent. Ils recommencent. Parfois ils réussissent, ils tombent enfin d’accord, et ils se félicitent. Mais à part quelques sujets (la peine de mort par exemple) ça ne dure jamais très longtemps. Il y en a toujours un ou une pour dire : « Oui, mais… ». Et ils recommencent à s’engueuler. Bref, la gauche, ça prend du temps et c’est fragile. C’est un peu énervant, mais cette fragilité fait aussi sa force et sa beauté.

Les gens de gauche ne sont jamais d’accord, même pas entre eux

Le droitiste est impatient, il veut des résultats tout de suite, et il n’a pas tous ces états d’âme, parce qu’il a un chef, un seul, et il lui obéit toujours. Même si aux douze candidats déclarés à la primaire de la droite de novembre venaient s’en ajouter vint-cinq, le droitiste finira par se rallier au candidat désigné. Et il ira voter l’année prochaine, quoi qu’il arrive, parce qu’il est convaincu que son candidat sera meilleur que les autres. Les gens de gauche, eux, ne savent plus vraiment vers qui se tourner, et commencent à se demander s’ils ne vont pas rester chez eux. C’est un paradoxe : ils sont les premiers à fustiger l’abstention mais se refusent de plus en plus à apporter leurs voix au candidat le moins pire. En même temps, ils s’en veulent de penser ça, car ils gardent un souvenir amer du 21 avril 2002, et ils redoutent plus que tout qu’un tsunami d’extrême-droite tire la chasse d’eau sur la république et la démocratie qu’ils ont eu tant de mal à instaurer.

Qu’ils se rassurent. Si l’année prochaine une flamme tricolore vient embraser le palais de l’Élysée, le droitiste pourra toujours leur reprocher d’avoir fui les urnes. C’est pourtant bien lui qui aura fourni les allumettes, en prenant plusieurs de ses propositions incendiaires (sous couvert d’isoler le feu, ce qui n’a aucun sens). Mais surtout, ce jour-là, on aura bien besoin d’une pluie de doux rêveurs de gauche.