Bob Dylan and The Band
Bob Dylan et The Band sur scène à Chicago en 1974 (De gauche à droite : Rick Danko, Robbie Robertson, Bob Dylan, Levon Helm). Photo : Jim Summaria.

À la surprise générale, Bob Dylan s’est vu décerner le prix Nobel de littérature jeudi 13 octobre. Un prix mérité, n’en déplaise à quelques écrivains plus classiques qui ont vu d’un très mauvais œil que le chanteur soit ainsi célébré.

Par David Marquet

Qu’est-ce que la littérature ? Vaste question à laquelle l’Académie vient d’apporter une réponse des plus rafraîchissantes, en attribuant le 13 octobre le prix Nobel de littérature à Bob Dylan, à 75 ans. Et qui prouve (si besoin était) qu’elle n’est pas l’apanage des auteurs s’exprimant par écrit. D’aileurs, est-ce si étonnant ? Gustave Flaubert écrivait à Louise Colet : « Il n’ y a pas en littérature de bonnes intentions : le style est tout. » Or, on peut sans doute reprocher beaucoup de choses au songwriter (de chanter faux, par exemple, ou, pour les plus excités, d’avoir « trahi la cause » folk en passant à l’électrique), mais sûrement pas de ne pas avoir de style. Il n’y a donc aucune raison objective pour que le chantre (bien malgré lui) de la « contre-culture » ne soit pas reconnu pour son œuvre.

Avant Dylan, les chansons rock étaient somme toute assez simplistes, et tournaient autour de la frustration adolescente et des chagrins d’amour. Quand Robert Allen Zimmermann (de son vrai nom) se décide à faire de la chanson, il se choisit d’emblée un pseudonyme littéraire, emprunté au poète Dylan Thomas. Cultivé, intellectuel et n’ayant pas peur de le montrer, il fait tache au milieu de ces groupes qui apportent plus d’importance à leur son qu’à leurs paroles. En mêlant sans cesse archaïsme et modernité, comme le souligne Libération, en jouant avec les mots, leurs images et leurs sons (sans toujours y chercher du sens), Bob Dylan a bel et bien créé « de nouveaux modes d’expression poétique », comme l’a annoncé Sara Danius, la secrétaire générale de l’Académie suédoise, précise le Monde. Ce faisant, il a inspiré tous les autres : sans Dylan, les chansons des Beatles n’auraient pas évolué, ni celles des Kinks ou des Who. Sans Dylan, pas de Jim Morrison et pas de David Bowie. Même les titres des Stones ou de Led Zeppelin ont connu un tournant après lui. Poésie et rock’n’roll n’étaient plus incompatibles, et c’était totalement nouveau.

Il suffit d’écouter ses textes : de Subterranean Homesick Blues à Hurricane, en passant par les chansons collectives des Traveling Wilburys (avec George Harrison, Tom Petty, Roy Orbison et Jeff Lynne), le premier musicien prix Nobel de littérature s’est efforcé de se renouveler et de surprendre. Surréaliste, engagé, espiègle, ou tragique, l’auteur-compositeur a exploré tous les genres. En tramant un texte de rupture déchirant pour Joan Baez, It’s All Over Now, Baby Blue :

« The empty handed painter from your streets
Is drawing crazy patterns on your sheets
This sky, too, is folding under you

Le peintre aux mains vides de tes rues
Dessine des motifs fous sur tes draps
Le ciel, lui aussi, se replie sous toi »

Ou en récréant une atmosphère de conquête de l’Ouest pour la bande originale de Pat Garrette & Billy The Kid, de Sam Peckinpah (1973), où il joue par aileurs un petit rôle, avec le célèbre Knockin’ On Heaven’s Door :

« Mama, put my guns in the ground
I can’t shoot them anymore.
That long black cloud is comin’ down
I feel like I’m knockin’ on heaven’s door.

Maman, mets mes flingues dans la terre
Je ne peux plus leur tirer dessus.
Ce long nuage noir s’abat
J’ai l’impression de frapper à la porte du paradis. »

Et la diversité et l’intensité des textes sont multiples :

 

Hurricane

Subterranean Homesick Blues

Ballad Of A Thin Man

It’s All Over Now, Baby Blue

Motorpsycho Nitemare

Le Nobel de Dylan ne plaît pas à tout le monde

Pourtant, malgré son caractère inédit, audacieux et iconoclaste, le Nobel de Dylan ne plaît pas à tout le monde. Plusieurs écrivains publiés uniquement sur papier reprochent au chanteur de ne pas en être un, donc de ne pas mériter cette récompense. Mais qui a dit que la littérature devait être écrite ? Homère était un conteur, et il n’est pas même sûr que le poète ait écrit une seule ligne. La Chanson de Roland ou Tristan et Iseult sont des histoires de tradition orale, pourtant il ne viendrait à personne l’idée de ne pas considérer ces œuvres comme littéraires.

Aussi est-il tout à la fois énervant et risible de voir une levée de boucliers de la part d’écrivains mineurs. Comme Irvine Welsh, connu entre autres pourTrainspotting, qui a tweeté à l’annonce du prix : «  Je suis un fan de Dylan, mais ceci est une récompense nostalgique mal conçue arrachée aux prostates rances de séniles hippies et baragouinant ».

« J’aime Dylan, mais il n’a pas d’œuvre. Je trouve que l’Académie suédoise se ridiculise. C’est méprisant pour les écrivains », renchérit Pierre Assouline. L’ancien membre de l’Académie Goncourt est excédé par le prix du rockeur, rapporte le Point. Ne leur en déplaise, Bob Dylan est entré dans la légende de son vivant, qui plus est par la culture populaire, et ces râleurs aigris ne peuvent pas en dire autant. Ces réactions sont d’autant plus ridicules que Salman Rushdie, dont l’œuvre, justement, surpasse aisément celle de ces deux auteurs, s’est ouvertement réjoui : « D’Orphée à Faiz [un poète pakistanais, NDLR], chanson et poésie ont toujours été intimement liées. Dylan est le brillant héritier de la tradition des bardes ».

L’intéressé, lui, n’a toujours pas fait de commentaire. Le soir même, il jouait à Las Vegas, pour son Never Ending Tour, où il n’a pas évoqué le prix avec son public (ce qui est compéhensible, on ne va pas voir Dylan en concert pour ça). D’ailleurs, son mutisme est tel que l’Académie suédoise a renoncé à le contacter, explique le Figaro. La secrétaire générale reste pourtant optimiste quant à sa venue pour la remise du prix le 10 décembre prochain, jour anniversaire de la mort d’Alfred Nobel. « S’il ne veut pas venir, il ne viendra pas. Ce sera une grande fête malgré tout et la distinction lui appartient », a-t-elle ajouté. En attendant, Bob Dylan préfère le silence. Une attitude que les écrivains exaspérés (ou jaloux) de sa consécration feraient bien d’imiter.