Fabrice Arfi, le journaliste qui a révélé l'affaire Cahuzac pour Mediapart, a son bureau en mai 2015. Photo DSJC.
Fabrice Arfi, le journaliste qui a révélé l’affaire Cahuzac, à son bureau en mai 2015.  Photo DSJC.

EXCLUSIF. Alors que s’est ouvert hier le procès de Jérôme Cahuzac, ancien ministre du Budget, pour fraude fiscale et blanchiment, le journaliste Fabrice Arfi, que nous avions rencontré en 2015, raconte l’enquête qu’il a menée pour révéler l’affaire.

Par David Marquet

Comment avez-vous été amené à travailler sur l’affaire Cahuzac ?
Bizarrement, c’est l’histoire d’une intuition née avec l’affaire Bettencourt. À l’été 2010, avec Fabrice Lhomme (aujourd’hui journaliste d’investigation au Monde, en duo avec Gérard Davet) nous révélons les conflits d’intérêt du ministre du Budget UMP Éric Woerth, des questions fiscales assez lourdes : Madame Bettencourt est une fraudeuse, qui a pourtant bénéficié du bouclier fiscal sans jamais être contrôlée. À cette époque, le président de la Commission des finances – l’un des postes les plus puissants de la République, qui donne des pouvoirs d’enquête très vastes, y compris celui de pouvoir consulter à discrétion les dossiers fiscaux personnels de n’importe quel citoyen – est un socialiste :  Jérôme Cahuzac.

Par pur opportunisme journalistique, je me dis : « Voilà un ministre des finances de droite pris dans les mailles d’une affaire fiscale d’importance, peut-être que le président de la Commission des finances peut nous aider ? » Je l’ai donc appelé, et je l’ai trouvé très froid. Un peu surprenant, car quelques jours plus tard, sur Radio J, il va dire à l’inverse de tout le PS : « Il n’y a pas d’affaire Bettencourt. Woerth est un honnête homme. » Déclaration un peu péremptoire qui m’avait surpris. Le temps passe, j’oublie. En 2012, François Hollande devient président de la République et nomme Cahuzac ministre du Budget. Et la toute première chose que celui-ci fait, c’est de commander à un expert – pas si expert que ça – un rapport juridique sur une autre affaire impliquant Éric Woerth : l’affaire de l’hippodrome de Compiègne, (cf. l’article du Monde sur le sujet) qu’avait révélé Le Canard enchaîné. Alors que la justice est déjà saisie.

Résultat : un rapport de quelques pages qui blanchit totalement Éric Woerth. Quelques jours plus tôt nous avions publié le rapport de la Cour de justice de la République qui accablait ce dernier, bien que ce ne fût pas qualifié comme un délit pénal, en racontant comment Woerth avait bradé un bien de l’État. C’était incompréhensible de voir un ministre se substituer à la justice, déjà saisie, pour faire rendre un rapport, déjà fait, qui aboutit à la conclusion inverse. Je me suis rappelé cette conversation de juin 2010 : « C’est quand même bizarre qu’à chaque fois que Woerth est dans la panade, Cahuzac fait tout pour l’en sortir ». C’est comme ça que j’ai décidé d’enquêter. « Est-ce qu’il y un secret qui pourrait lier ces deux hommes ? » Ça m’a pris quatre mois, quasiment à temps plein, pour le découvrir. Je ne cherchais pas de compte en Suisse.

Quelles ont été vos méthodes ?
Des méthodes très artisanales, très classiques. J’ai d’abord travaillé sur son parcours professionnel, dans le monde ministériel de la santé et dans le monde médical, puis sur son parcours politique, ses entourages, ses réseaux. Une sorte de grande enquête de voisinage. Il avait un rapport à l’argent très particulier – pas qu’il en ait beaucoup, tant mieux pour lui ! J’avais pu avoir accès aux déclarations d’impôts du couple Cahuzac, et les revenus de leur activité d’implants de chirurgie capillaire ne correspondaient pas du tout à ce que je croyais savoir être les vrais bénéfices. « C’est à se demander s’il n’y a pas de l’argent qui n’est pas déclaré, ce qui serait quand même un comble pour le ministre des impôts ! » Ayant découvert par ailleurs que Cahuzac avait été condamné au tribunal correctionnel en novembre 2007 pour avoir fait travailler dans sa fameuse clinique, payée au black, en dessous du Smic, une femme à tout faire sans-papiers… depuis il avait régularisé la situation. Il était député, c’est passé inaperçu, un petit papier dans La Dépêche du Midi, c’est tout.

« J’avais pu avoir accès aux déclarations d’impôts du couple Cahuzac, et les revenus de leur activité d’implants capillaires ne correspondaient pas du tout à ce que je croyais savoir être les vrais bénéfices. »

C’était minable, ce qu’elle touchait, vraiment honteux. Ça disait un rapport particulier de cet homme-là à ce qu’on peut appeler l’éthique et l’argent. Avec une nouvelle source j’ai décidé d’y aller au bluff : « Y a de l’argent à l’étranger. — Vous ne trouverez jamais rien ». Ça me met un peu au défi. Je reprends tout depuis le départ et réoriente totalement l’enquête sur l’argent offshore. Et dans les archives du tribunal administratif de Bordeaux dormait un rapport qu’un agent du fisc du Sud-Ouest avait fait en 2008. Deux sources externes à son service lui avaient parlé de manière circonstanciée du compte suisse de Jérôme Cahuzac. Il écrivait « je n’ai pas les moyens en l’état de vérifier la vérité de ces allégations, mais il faut ouvrir une enquête fiscale de personnalité en bonne et due forme ». C’était adressé à son supérieur hiérarchique et à Éric Woerth, ministre du Budget à l’époque.

Conséquence pour cet inspecteur du fisc, Rémi Garnier : il a été viré. Donc Woerth savait pour le compte suisse, et Cahuzac faisait tout pour le protéger. Ils se renvoyaient la balle. Des sources bancaires, fiscales, personnelles, politiques, me permettent d’établir un certain nombre de faits sur ce compte. Son ouverture à Genève, son transfert à Singapour. Puis vient le fameux enregistrement où Jérôme Cahuzac lui-même parle du compte suisse, (lire l’article de Mediapart, payant) avec cette histoire incroyable du « pocket-call ». Voilà comment, en décembre 2012, on a été en moyens, après avoir rencontré Cahuzac par ailleurs, de raconter l’histoire. Tout ça s’est fait de manière très, … enfin c’était du bricolage, quoi.

« Woerth savait pour le compte suisse, et Cahuzac faisait tout pour le protéger. Ils se renvoyaient la balle. »

Quelles ont été vos réactions après le fameux « Je vous le dis, les yeux dans les yeux » ?
Ça m’a plutôt affligé. Qu’une personne mente, quitte à choquer, ça ne me pose aucun problème. L’âme humaine est comme ça. Le problème, c’est que le mensonge soit accompagné politiquement, voire médiatiquement, ou pire, judiciairement, et soit écouté. Cahuzac a menti avec une morgue et un aplomb très intéressants d’un point de vue psychanalytique, mais moi je ne suis pas psychanalyste ! (Il s’esclaffe).

Pourquoi avoir utilisé le feuilletonnage, plutôt que de tout révéler d’un coup ?
Dans l’affaire Cahuzac, le feuilletonnage a été involontaire. L’enregistrement ne devait pas être utilisé. Dans le premier article il est fait mention d’une discussion dans laquelle il parle de son compte suisse, « discussion dont il reste une trace ». J’avais un pacte avec ma source : je ne sors pas l’enregistrement, mais je peux l’utiliser si Jérôme Cahuzac nous poursuit. Mais il a tellement bien réussi à renverser la vapeur à l’Assemblée nationale que nous étions devenus les accusés de notre propre enquête ! (Il s’esclaffe de nouveau). Au pied du mur, on a diffusé l’enregistrement.


Cahuzac et son compte en Suisse par LEXPRESS

Sans les révélations de Mediapart, Cahuzac serait toujours en poste…
Ce qui est totalement fou, c’est que le mensonge de Cahuzac a été accompagné par une partie de la presse, des commentateurs, qui ont un avis sur tout – mais j’ai bien peur qu’ils aient surtout un avis – et par une partie non négligeable du gouvernement. Il ne faut jamais oublier que, alors que la justice avait été saisie, le ministre des finances de l’époque, M. Moscovici, avait fait sa propre enquête dans le dos du procureur de Paris – qui l’a dit lui-même devant la commission d’enquête parlementaire – une première dans les annales judiciaires (lire l’article du Parisien à ce propos). Les services fiscaux ont fait une demande d’entraide avec les services suisses, en posant de mauvaises questions, ce qui a permis à Jérôme Cahuzac se déclarer blanchi. Une tentative de couper l’herbe sous le pied de l’enquête des policiers, qui, eux, avaient tout de suite compris que nous avions travaillé correctement.

« Ce qui est totalement fou, c’est que le mensonge de Cahuzac a été accompagné par une partie de la presse »

Et la dernière prouesse de Jérôme Cahuzac c’est de faire croire qu’il est passé aux aveux. Quand il se présente dans le bureau des juges, ils ont déjà les preuves venues de Suisse de ses comptes à Genève et à Singapour. Il aurait pu démentir, ça ne changeait absolument rien. Mais il a fait croire que, pris dans une tourmente morale, il était allé voir les juges ! Cette dernière opération de communication a été couronnée de succès : encore aujourd’hui, dans l’inconscient collectif, Cahuzac a avoué. Ça montre encore plus le personnage.

Pendant l’affaire Cahuzac, avez-vous subi des menaces ?
Non, aucune. En revanche, le cabinet de Jérôme Cahuzac avait répandu, dans beaucoup de rédactions, de vraies calomnies sur mon père, un ancien policier de la brigade financière. La personne l’a d’ailleurs reconnu (c’est en exclusivité), elle l’a même dit devant la commission d’enquête parlementaire. Grosso modo, l’idée c’était « le père d’Arfi, c’est un ripou, donc le fils est prêt à écrire n’importe quoi ». Ce qui est totalement faux, je suis très fier de la carrière policière de mon père.

Propos recueillis le 18 mai 2015.