La salle du Bataclan, dorénavant ornée d’une plaque commémorative pour les victimes du concert des Eagles of Death Metal le 13 novembre 2015. Photo: Marc Baronnet.

Constitué uniquement de témoignages, le film des frères Naudet sur le 13 novembre diffusé sur Netflix est remarquable. Évitant tout sensationnalisme, il donne la parole en priorité aux rescapés, mais également à tous ceux (pompiers, policiers, officiels) qui durent agir ce soir-là. Bien qu’éprouvant, il s’en dégage une humanité qui nous aide à mieux assimiler ce morceau sombre de notre Histoire.

Par David Marquet

On se souvient tous du vendredi 13 novembre 2015. Où l’on était, avec qui et ce qu’on faisait juste avant. Une explosion, une fusillade, deux, trois, quatre, Stade de France, terrasses de cafés, Bataclan, des tirs partout, des gens en fuite hurlant, des blessés, des morts. Des morts qui augmentaient sans cesse sur les bandeaux de France 24 et d’i-télé. Ça ne s’arrêterait jamais, on n’était plus en sécurité, la fermeture des frontières, l’état d’urgence, la guerre ? Dix mois seulement après Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, sans même prétexter un blasphème, des tueurs assassinaient aveuglément Paris. Des femmes, des hommes, jeunes pour la plupart, qui pensaient juste profiter du temps étonnamment doux pour la saison en allant boire un coup ou voir un groupe de rock.

C’est ce soir atroce qu’ont décidé de raconter les frères Naudet, auteurs d’un autre documentaire marquant sur le 11 septembre 2001, rappelle La Dépêche du Midi. Grâce à leur parti pris d’une construction uniquement faite de témoignages, ils parviennent à traiter avec justesse ce sujet si sensible. On entend principalement les rescapés décrire comment leur vie a sombré dans un mélange d’effroi et d’absurdité : « On est des survivants, mais on est des vivants »,  lance Valérie, une des jeunes femmes ayant réchappé au carnage du Bataclan. Mais aussi tous ceux, pompiers, policiers, officiels, qui durent prendre des décisions dans l’urgence de ces attentats simultanés.

Un choix qui ne fait pas l’unanimité. Interrogée par le Point, une association de proches des victimes condamne le film, lui reprochant que le deuil ne soit pas évoqué. Trois récits au moins attestent du contraire. Le patron de La Belle équipe lisant le passage de son livre sur la mère de sa fille tuée à quelques mètres de lui – et qu’avait rencontré le Parisien. Cyril, ce jeune homme prenant une dernière fois dans ses mains le visage de sa compagne Claire, forcé de la laisser au Bataclan pour pouvoir enjamber l’amas de cadavres qui bloquent la sortie. Le commandant Molmy, de la BRI (brigade de recherche et d’intervention), dont la vie se renverse en découvrant qu’un de ses amis gît parmi des corps jusqu’ici pour lui anonymes.

Elle aussi décriée dans l’article du Point comme une « forme d’exploitation commerciale », la diffusion sur Netflix s’est imposée naturellement pour les deux réalisateurs, note le Figaro. « C’est la seule chaîne que nous avons contactée. Pour la totale liberté de création qu’ils allaient nous donner. Pour la durée de vie indéfinie de leurs programmes. Pour sa diffusion dans le monde entier. Parce que nous ne sommes pas les seuls à avoir subi des attaques terroristes. Et que le terrorisme n’est pas près de s’arrêter. »

L’idée maîtresse des frères Naudet s’applique à révéler comment, au cœur de la barbarie, l’humanité transpire à travers la terreur et la submerge. « Nous avons souhaité partager cette beauté de l’être humain au moment de sa confrontation avec le pire de l’humanité », expliquent-ils encore au Figaro. On trouve d’abondants exemples de ce qu’un de ces « vivants » exprime comme « l’héroïsme discret ». Un commandant de pompiers parle des blessés graves des terrasses qui, sans se soucier de leur propre état, sollicitent de l’aide pour d’autres personnes d’après elles plus grièvement atteintes. Émilie, jeune femme un peu ronde qui, au moment de passer par une étroite ouverture donnant sous le toit du Bataclan, s’étonne que personne ne lui reproche son gabarit. Ou Arnaud, réchappant de justesse à l’explosion d’un kamikaze (un épisode peu connu), qui désigne sans haine ses ravisseurs par leur prénom.

« Le 13 novembre, je me réveille vers onze heures du matin, et j’ai faim », raconte David. On est happé dès les premières secondes. Tout est relaté au présent, donc revécu comme tel. Ce respect de la chronologie permet de se mettre dans la peau de ces femmes et ces hommes qui ont vécu ces horreurs et doivent aujourd’hui vivre avec. Les écouter raconter au fur et à mesure leur calvaire nous aide à mieux comprendre qu’ils ne sont ni des miraculés ni même des gens exceptionnels. Comme le dit très bien Caroline en s’arrêtant soudain : « Qu’est-ce que je fous là ? J’allais juste à un concert… » Plus leur récit avance, plus l’on se dit que l’on aurait pu être à leur place. C’est dans ce conditionnel que se trouve l’enjeu du documentaire. Les frères Naudet, eux-mêmes absorbés par le 11 septembre alors qu’ils suivaient une équipe de pompiers, ont su gagner leur confiance. Et, par un dispositif où ils ne voyaient ni les réalisateurs ni les caméras, ils leur ont permis de se livrer avec honnêteté, et à leur propre rythme.

Aucun sensationnalisme, aucun sentimentalisme. La réalisation, toute en sobriété, accompagne tous ces récits enchevêtrés qu’aucune voix off narrative ne vient alourdir. La musique, elle aussi très discrète, vient ponctuer les rares plans d’ensemble. Le documentaire recèle aussi des documents inédits. Les appels affolés aux services de secours, qui font répéter ceux qui téléphonent avant de réaliser qu’une nouvelle fusillade a eu lieu ; les conversations des pompiers et des policiers échangeant des informations et dressant le bilan définitif lieu par lieu ; François Hollande, Bernard Cazeneuve et Anne Hidalgo qui détaillent leurs actions pour réagir à ces attaques. Et le son de l’assaut du Bataclan, enregistré par un journaliste qui se trouvait là par hasard ce 13 novembre, alors qu’il suivait lui aussi une équipe de pompiers. Un bruit de fusillade interminable, dont on peine à croire qu’il est si court, malgré le décompte affiché à l’écran.

Aussi étrange que cela puisse paraître, il y a aussi des moments franchement marrants. Comme lorsque l’épouse d’Arnaud, Marie, obligée de prêter son téléphone à un terroriste pour négocier, explique que sa coque représente « une baleine verte qui sourit ». Et qui, en réalisant que les terroristes n’ont pas de véritable plan pour leur prise d’otages, se prend à s’exclamer intérieurement : « C’est des brêles ! » Ou le fou-rire qui manque de prendre les otages, relève Libération, quand le négociateur au fort accent du sud-ouest leur fait répéter le numéro à rappeler à travers une porte, car il n’entend rien à cause de son casque. Ou Caroline encore, près de mourir sous le feu d’un terroriste, qui n’en revient pas de sa double malchance : « Ça fait des années que je me moque des gens qui sortent de chez eux en jogging, et là je vois que je vais me faire tuer par un mec en jogging ! »

Mais ces accalmies sont rares. Les descriptions, souvent insoutenables, semblent irréelles malgré leur authenticité. L’odeur du sang, de la poudre. Le bruit « ignoble » de la Kalachnikov décrit par Nicolas, le compagnon d’Émilie. Les téléphones portables qui sonnent dans le vide. Les râles d’agonie. Le silence. Et la « colline », le nom donné par Marie au monticule de corps du Bataclan… On se souvient tous du 13 novembre. De ces 130 morts. On n’oubliera jamais. Mais on sait aussi que dès le dimanche suivant, on bravait sa peur pour boire un verre en terrasse. On y va toujours aujourd’hui. On continue d’aller à des concerts. Preuve que cette nuit meurtrière n’a pas perpétué sa terreur. Preuve qu’à Paris, nulle « colline » n’est insurmontable.