Charlie Watts est mort mardi 24 août à 80 ans. Batteur des Rolling Stones depuis leurs débuts, ce discret passionné de jazz est l’un des musiciens de rock les plus appréciés, comme en témoignent les nombreux hommages de ses pairs. Il restera pour toujours le « backbone » du groupe, qui, continuant sans lui à la veille d’une nouvelle tournée américaine, ne sonnera plus jamais de la même manière.

Charlie Watts avec un de ses autres groupes, The ABC &D of Boogie Woogie, au Casino Herisau en Suisse, le 13 janvier 2010. Photo : Poiseon Bild & Text.

Par David Marquet

Quand on pense aux Rolling Stones, deux noms sautent aux oreilles : Mick Jagger, le chanteur et leader du groupe, et Keith Richards, le guitariste auteur d’innombrables riffs mythiques. Pourtant, de l’aveu même de ce dernier, le batteur Charlie Watts, mort mardi à 80 ans, était tout aussi essentiel. Dans son autobiographie, Life, parue en 2010, rappelle The New York Times (article en anglais), le guitariste dit de lui : “Charlie Watts has always been the bed that I lie on musically.” (« Charlie Watts a toujours été le lit sur lequel je me repose musicalement. »). Ce qui en dit long sur la présence fondamentale de ce batteur discret, loin des ornementations loufoques d’un Keith Moon, des Who, ou des effets souvent m’as-tu-vu de John Bonham, de Led Zeppelin (comme d’ailleurs le reste de leur musique).

Il n’y a qu’à ré-écouter les Stones pour s’en convaincre. Sa patte inimitable rythme l’atmosphère des titres de cette formation légendaire du rock britannique à la longévité inégalée, influencée par le rhythm and blues, comme le raconte Les Échos (car oui, même Les Échos s’intéressent aux Stones !). Citons-en cinq, comme le nombre des membres. Leur morceau le plus célèbre, Satisfaction (I Can’t Get No), le fameux cri de révolte adolescente de 1965, est sous-tendu par la cadence primesautière de la batterie, qui se retrouve isolée lors du refrain. Dans Under My Thumb (1966), ou s’étale le plaisir macho de Jagger d’avoir sous sa coupe une fille qui lui a fait des misères, Watts soutient le riff principal par un discret roulement. Dès l’intro de Street Fighting Man (1968), les cymbales de Watts résonnent comme des cigales pendant que la caisse claire tonne sur la mélodie en va-et-vient dans ce portrait à peine voilé de Mai 68. Sur Midnight Rambler (1969), le rythme, ternaire, s’emballe pour suivre ce « promeneur de minuit » si menaçant, puis marque une pause pour mieux accentuer les paroles lors du pont, avant de repartir de plus belle. Enfin, Can’t You Hear Me Knocking, probablement leur meilleur titre, paru sur Sticky Fingers, leur chef d’œuvre incontesté de 1971 dont on célébrait en avril le cinquantième anniversaire, indique Le Journal du Québec, le tempo de Charlie Watts offre un contrepoint piquant au riff d’intro de Richards, avant d’engloutir la voix de Jagger sous un flot de charleston et se faire plus intimiste sous le saxophone et le solo sublime de Mick Taylor – le guitariste qui a composé toute la deuxième partie, même s’il n’est pas crédité – dont il épouse la montée en puissance jusqu’à la fin.


On l’aura compris : Charlie Watts n’est pas un musicien tape-à-l’œil. Même s’il est reconnu pour être l’un des meilleurs batteurs de rock’n’ roll, la musique inventée par Chuck Berry à la fin des années 50, pris séparément, ce qu’il joue n’est pas vraiment « rock ». Et pour cause : comme l’évoque Libération dans cette interview de 1995 (article réservé aux abonné·e·s), ce passionné de jazz depuis ses onze ans a toujours voué une admiration à Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk ou encore Charlie Parker. Quand le quotidien lui demande s’il aurait quitté les Stones si Charles Mingus ou Miles Davis l’avait appelé, il réplique non sans humour : « J’aurais surtout eu un infarctus. »

“Charlie Watts has always been the bed that I lie on musically.” Keith Richards

Cet engouement énervait d’ailleurs Keith Richards à leurs débuts. Toujours dans Life, il écrit : « Pour en revenir aux années 1960, je n’arrêtais pas d’enquiquiner Stu (Ian Stewart, le pianiste et « sixième » Stone) et Charlie à propos du jazz. On était censés être à fond dans le blues, et il m’arrivait de les surprendre en train d’écouter du jazz en loucedé : « Arrêtez cette merde ! » J’essayais juste de les sortir de leurs habitudes, j’essayais de faire fonctionner un groupe, nom de nom ! « Faut que vous écoutiez du blues, point ! Faut que vous écoutiez Muddy (Waters, ndlr), bordel ! » Je ne les laissais même pas écouter un disque d’Armstrong, et pourtant j’adore Armstrong. »

Ce qui n’a pas empêché Watts plus tard de donner libre cours à sa passion dans divers groupes, comme le Charlie Watts Quintet, note The Guardian (article en anglais). D’ailleurs, Keith Richards fait aussi cette remarque étonnante un peu plus haut dans Life : « C’est esssentiellement un batteur de jazz, ce qui veut dire que, dans un certain sens, le reste du groupe est une formation de jazz. » Et dans Sympathy For The Drummer, Why Charlie Watts Matters, de Mike Edison, publié en 2019, il ajoute même, interviewé par Rolling Stone : « Tout le monde pense que Mick et Keith sont les Rolling Stones. Si Charlie ne faisait pas ce qu’il fait à la batterie, ce ne serait pas vrai du tout. Vous vous rendriez compte que Charlie Watts est les Rolling Stones. » (Les extraits en entier dans les tweets ci-dessous).


Quant aux excès presqu’inhérents aux rock stars des années 60, le flegmatique Watts en a été quasiment exempt. Ses brefs démêlés avec la drogue ou l’alcool n’ont aucune commune mesure avec ceux des autres membres du groupe ni d’aucun autre musicien de l’époque. Pire, ou plutôt mieux encore : jamais tenté de coucher avec les groupies dont il repoussait systématiquement les avances, Charlie Watts a vécu cinquante-sept ans avec la même femme, qu’il appelait toujours lorsqu’il il était en tournée, relate Madame Figaro. Il. Une anecdote le prouve de manière éclatante : invité en 1972 au manoir Playboy, il n’a eu d’yeux que pour la salle de jeux de Hugh Hefner ! Et dans ses derniers jours il vivait paisiblement avec elle dans leur propriété du West Devon, où ils avaient un élevage de pur-sang arabes. Quand le New Musical Express (NME) lui demande en 2018 le secret d’une telle fidélité (article en anglais), il répond simplement : « Je ne suis pas vraiment une rock star. Je n’en ai pas les attributs. Cela dit, je possède quatre voitures de collection, même si je suis incapable de les conduire. Je n’ai jamais été intéressé par l’idée de faire des interviews ou d’être vu. »

Son départ permanent du groupe l’a tout de même mis en lumière depuis hier. Les preuves d’estime se sont succédé pour lui rendre hommage, relève Radio Canada. Sur Twitter, Keith Richards publie une photo de sa batterie barrée d’un écriteau « Fermé », Mick Jagger une autre de lui, hilare. Paul McCartney a posté une vidéo où on le sent visiblement très ému, et Ringo Starr, le batteur des Beatles, a envoyé un « love and peace » à sa famille dans un statut Facebook. D’autres, comme Elton John, Kiss, Liam Gallagher ou Tom Morello ont aussi salué sa mémoire. Joan Jett s’est quant à elle fendu d’un tweet qui résume tout : « Il jouait exactement ce qu’il fallait – ni plus, ni moins. Il était unique en son genre. »


Ayant déjà survécu à un cancer de la gorge après une radiothérapie de quatre mois en 2004, France Info rappelle que Charlie Watts avait annoncé qu’il ne pourrait pas participer à la nouvelle tournée américaine des Stones, de nouveau pour raisons médicales. Jamais à court d’une facétie même dans les moments graves, il avait déclaré dans un tweet du groupe le 5 août : « For once, my timing has been a little off. » (« Pour une fois, j’ai été un peu à côté du temps », jeu de mots avec le temps des mesures musicales). Cette tournée, qui débute le 26 septembre à Saint-Louis (Missouri), était prévue à l’origine pour 2020 et a été reportée à cause de l’épidémie de Covid-19. Steve Jordan, qui a déjà officié sur les disques solos de Keith Richards, devait le remplacer le temps qu’il se remette. Watts aujourd’hui décédé, va-t-il devenir un membre des Stones à part entière ? Il est trop tôt pour le dire. On comprend évidemment que cette tournée doit être effectuée ; dans le même tweet, Charlie Watts insistait même à ce sujet : « Je ne veux pas que les nombreux fans qui ont leur ticket pour cette tournée soient déçus par un nouveau report ou une annulation ». Pour autant, au Jefferson Post on ne peut s’empêcher de penser que la mort de Charlie Watts devrait aussi signer la fin des Rolling Stones. Mais comme Jagger nous prévenait en 1969 : « You can’t always get what you want ».

Petit souvenir personnel…

En 1982, j’avais dix ans, et mon père – pour qui j’avais écrit cet article à l’occasion de son anniversaire, quelques mois avant sa mort – me promet une surprise si je suis très sage tout le week-end que je passais avec lui. Autant dire qu’on ne m’a pas entendu. Le lendemain, à peine réveillé, il me tend de son lit ma place pour aller voir les Rolling Stones à l’Hippodrome d’Auteuil. C’était le dimanche 13 juin, comme le raconte cette archive du Monde. Je garde un souvenir grandiose d’avoir pu, en grande partie sur ses épaules, assister à ce concert. Et depuis qu’il n’est plus là pour me faire découvrir encore et toujours le rock sur sa collection de 5000 vinyles et CD, je me dis qu’avec John Lennon au chant, George Harrison et Paul Kantner – membre de Jefferson Airplane à qui je dois mon troisième prénom – aux guitares, John Entwistle à la basse, Keith Moon et maintenant Charlie Watts à la batterie, il peut voir en live un groupe de rêve. Et pour l’éternité, en plus, le veinard.